Les romans, les femmes et les relations gréco-turques | ||||
By H. Millas, in the journal 'Genese-Oluşum', France, May/August 1999
Traduction : Samim et Frédérique AKGÖNÜL
Les romans, les femmes et les relations gréco-turques
Lorsqu’on dit relations gréco-turques, on pense aux relations politiques qui contiennent un aspect historique. Ceci peut être facilement constaté à travers les centaines de textes écrits, les émissions télévisées et radiophoniques ainsi que les déclarations politiques et les discussions quotidiennes dans les deux pays. Parfois on mentionne aussi les relations culturelles ; selon les objectifs politiques et le message politique que l’on veut faire passer, les protagonistes mettent l’accent soit sur les ressemblances ‘frappantes’ (en considérant que ces ressemblances sont les raisons d’une amitié gréco-turque au niveau des nations) soit sur les différences ‘incompatibles’ (en acceptant qu’elle montrent que les deux nations ne peuvent vivre ensemble). Ici, nous allons analyser la perception de l’autre pour les deux nations dans le cadre du sujet de la ‘femme’, sans établir une relation directe avec l’aire politique. Les relations qui ont été prises en compte pour la préparation de cet article n’ont rien à voir avec des relations réelles entre hommes et femmes. Les relations hommes-femmes entre Turcs et Grecs ont été analysées sur la base de textes littéraires, surtout des romans. L’objectif n’est pas de prendre connaissance de ces relations mais de comprendre comment elles sont perçues. Ainsi, il s’agit d’un travail sur les images : le sujet principal est de montrer comment les Grecs et les Turcs voient l’autre femme ou la femme de l’autre et comment ils se voient en face de l’autre[1]. Les données ont été recueillies à partir de l’étude de plus de 500 livres - dont plus de 400 sont des romans, des nouvelles et des mémoires - de 150 auteurs turcs et grecs. Ce sont principalement les romans turcs de 1870 à 1997 et les romans grecs de 1834 à 1997 qui ont été étudiés. Les sujets comme la femme, les relations hommes-femmes, l’amour, apparaissent comme thème principal dans un certain nombre de ces livres et figurent au second plan dans d’autres. Ici nous allons nous pencher brièvement sur les perceptions de base en nous limitant au sujet de la femme et de la sexualité.
La femme turco-musulmane dans les romans et nouvelles grecs
Le roman en tant que genre littéraire est contemporain avec l’idéologie nationaliste. Ainsi, les romans grecs et turcs sont apparus respectivement dans les années 1830 et 1870. Néanmoins, alors que le roman grec s’est développé après l’installation de cette idéologie dans la société et suite à l’élaboration d’un système éducatif dans le nouvel État - nation, le roman turc est apparu avant l’apparition d’un État nationaliste et de ses perceptions dans la société. De plus, alors que le roman et la société grecs tournent autour d’un consensus sans hétérogénéité concernant les sujets tels que l'identité nationale et l’autre - dû en parti au facteur ethnique -, le côté turc montre une hétérogénéité concernant l’idée de l’autre. À cause de ce facteur, nous allons nous pencher plus longtemps sur le roman turc. Dans le roman grec, les Turcs qui sont dans une position dominante ou qui sont mentionnés dans un contexte historique sont en général négatifs : les janissaires, les soldats, les kadis, les agas, sont des gens mauvais. Ils sont présentés comme des personnes brutes, sans pitié et incultes qui écrasent les Grecs. En revanche les personnes familières, c’est-à-dire celles qui sont identifiées par leur nom, comme le voisin du quartier, l’ami d’enfance, etc. apparaissent comme les gens “normaux”. Les premiers semblent jouer un rôle symbolique dans la naissance de l’identité nationale alors que les seconds n’arrivent pas effacer cette image négative du Turc[2]. Toutefois lorsqu’on regarde l’ensemble de la littérature grecque, les Turcs du peuple ordinaire considérés comme des gens positifs, ayant des professions civiles, sont minoritaires par rapport aux Turcs abstraits qui symbolisent les dominants[3] . Les femmes turques sont en général positives ou considérées comme ‘normales’ avec leurs défauts et leurs vertus. Habituellement, elles sont belles. La femme turque apparaît dans le roman grec en tant que mère, voisine de palier, ou esclave - favorite dans le harem d’un Turc. Contrairement aux hommes turcs ‘durs’, les femmes turques sont d’un tempérament doux. Cette femme n’est pas intégrée dans la classe dirigeante, elle est le peuple. Indirectement la femme turque est présentée en tant qu’orientale aussi. Elle est renfermée, a un côté mystique, elle est sentimentale et intuitive. Ces caractéristiques correspondent à la perception orientaliste de l’occident. La femme turque (ottomane, musulmane) est en général une orientale dans un cadre romantique. Dans certains de ces romans, la femme turque est parfois présentée comme la victime d’un Turc, vivant dans le harem, privée d’amour et surtout de liberté. Par exemple, dans la nouvelle intitulée ‘Leyla’ de Hristos Hristovasilis (1861-1937), l’auteur dit : ‘le Turc voit la femme non pas en tant que compagne mais en tant qu’esclave’. Il présente négativement l’aga qui a adopté Leyla orpheline alors que sa femme Nuriye est montrée comme tendre et Leyla tout à fait positive. Dans la longue nouvelle intitulée ‘Hristos Millionis’ (1885) d’Alexandros Papadyamandis (1851-1911), considéré comme un auteur célèbre en Grèce, l’aga turc allié avec le kadi, enlève de force dans son harem la fille que le prêtre venait de baptiser. Dans ce harem, les femmes ne sont pas ‘libres’ elles sont donc malheureuses. La distinction entre l’aga turc et la femme turque est nette. Dans la nouvelle intitulée ‘La fin du moulin’ incluse dans l’ouvrage La mort du jeune homme (1887) de Kostis Palamas (1859-1943), l’aga turc tue le Grec et s’empare de sa femme. Parfois la femme turque est la victime d’un Grec. Par exemple dans le roman de St. Ksenos intitulé L’héroïne de la Révolution grecque (1852) qui relate la révolution grecque de 1821, on raconte comment les Grecs ont massacré les Turcs et l’auteur présente ces actes comme une ‘tache noire’ dans l’histoire des Grecs. Dans ce contexte, on raconte comment on a violé des ‘dames’ (192)[4]. On peut voir la même sauvagerie contre la femme turque chez Stratis Mirivilis (1890-1969) considéré comme un auteur pacifiste. Dans le Livre rouge (1952), dans la nouvelle ‘La fleur du feu’, on raconte d’une façon frappante comment les Grecs ont violé les femmes turques en 1905 en Macédoine durant les affrontements nationaux. Pour comprendre la situation de la femme turque, on peut aussi donner des exemples d’oeuvres traduites en turc. Dans la nouvelle intitulée ‘Qui était l’assassin de mon frère’ de Viziinos (1848-1896), les problèmes de leurs enfants rapprochent deux mères turque et grecque sans que leur relation ne soit affectée par les différences ethniques. Dans le roman Numara 31328 (1931) de Venezis (1904-1973), la femme turque a pitié d’un soldat grec, elle l’aide comme une mère et le jeune héros du roman l’appelle en turc ‘mère’ (ana) (Millas 1998 : 96). En revanche, lorsque dans des romans et nouvelles le sujet touche à l’amour et à la sexualité entre les Grecs et les Turcs, on peut facilement percevoir l’essence nationaliste de la littérature[5]. Entre les littératures des deux pays nous pouvons toutefois constater des différences, des perceptions nationales distinctes, des interprétations inverses et des affrontements sur trois sujets : a) les cas de viol, b) l’origine des prostituées, c) l’origine de l’homme et de la femme dans les relations. Comme indiqué plus haut, dans le roman grec les Turcs convoitent constamment les femmes grecques, ils les enlèvent de force et les violent. Les femmes grecques (contrairement à ce que nous allons voir pour la littérature nationaliste turque) ne sont pas des prostituées ; lorsqu’il faut comparer les femmes des deux nations dans cette situation - mais cette comparaison reste rare dans le roman grec - les prostituées sont des femmes turques. Par exemple dans le célèbre roman intitulé Argo Gemisi (1936) de Yorgos Theotokas (1905 - 1966) on peut voir apparaître l’admiration nationale, la jalousie et la partialité liées à la sexualité : on peut distinguer parmi ceux qui célèbrent la victoire de la Guerre d’indépendance turque, ‘les prostituées se répandre dans les rues d’Istanbul’ (171). La différence la plus frappante entre les deux nations (ou bien la ressemblance d’un autre point de vue) se trouve dans le domaine des relations hommes - femmes et dans celui de l’amour. Dans les romans et nouvelles grecs que nous avons analysés, nous avons rencontré des dizaines de relations de ce genre entre Grecs et Turcs. Ces relations sont traitées d’un point de vue partisan comme s’il existait un consensus national sur ce sujet : l’homme est grec et la femme turque. Jusqu'à aujourd’hui nous n’avons pas pu rencontrer l’inverse dans la littérature grecque, à savoir qu’une femme grecque aime un homme turc. Dans le roman turc c’est l’inverse : la femme grecque aime l’homme turc[6] Alors qu’un tel événement, c’est-à-dire le fait qu’une Grecque se marie de son propre gré avec un Turc, qu’elle l’aime, est non seulement un fait présent dans la pratique mais en plus très fréquent et considéré comme normal dans la littérature en langue grecque d’avant la période nationaliste[7]. Nous nous contenterons de deux exemples. Dans les poèmes épiques de l’époque byzantine qui ont survécu d’abord dans la tradition orale de la langue grecque avant d’être transcrits, nous rencontrons un héros célèbre qui vécut au 8e siècle : Digenis Akritas. Étymologiquement Akritas signifie ‘seigneur des limes’ (uç beyi, uç étant le nom donné aux régions frontalières rappelant les limes des Romains, S.A.). Il s’agit d’un héros populaire qui combattit les Arabo-musulmans. Mais par son père il est d’origine arabe. Di-genis signifie ceci : ‘celui qui a deux racines’ (Dimaras, 23). Ainsi avant la naissance de la nation, le fait qu’un héros de ‘chez nous’ soit d’origine mixte ne constituait pas un problème qu’il fallait oublier ou cacher. Malgré tout, une particularité attire l’attention : selon la légende, Amir qui enlève la mère de Digenis devient chrétien sous la pression des frères de la fille. Ce thème, c’est-à-dire une conversion afin d’épouser une fille de ‘chez nous’, apparaît fréquemment dans la littérature contemporaine turque. Un deuxième exemple concerne l’entourage de Tepedelenli Ali Pacha (1744 - 1822). Une femme noble et mariée, Madame Frosini, tombe amoureuse de Muhtar, fils d’Ali Pacha. Mais la femme de Muhtar met au courant Ali Pacha de la relation de son mari avec Madame Frosini. Le Pacha la fait tuer dans le lac de Ianina avec seize autres femmes grecques nobles à cause de leurs comportements inconvenants. Cet épisode est traité dans la littérature populaire grecque dépouillée de son sens ethnique et uniquement pour illustrer les motifs de la femme et de l’amour. Les poèmes populaires disent que même en allant à la mort, Madame Frosini réclamait Muhtar Pacha. En revanche, dans les romans de la période nationaliste, nous ne pouvons pas voir une femme grecque tomber amoureuse d’un Turc. Ce qui apparaît est l’inverse : les femmes turques tombent amoureuses des Grecs. Un exemple qui a été traduit en turc est Kaptan Mihalis de Kazantzakis. La femme de Nuri Bey, Emine, aime le capitaine Mihalis, ensuite elle trompe son mari avec un autre Grec. Cette femme désire changer de religion pour être ‘libre’. Dans les romans turcs nous voyons le même thème en sens inverse. Mais la femme grecque dans les romans turcs présente beaucoup de diversité.
La femme grecque / roum dans les romans et les nouvelles turcs
La littérature de l’époque ottomane
Dans les romans écrits à l’époque ottomane, la femme grecque est présentée d’une façon plutôt balancée, sans connotation ethnique, sans doute parce que la ‘conscience nationale’ n’était pas assez apparente. Ces femmes sont en général les personnes normales et positives avec leurs bons et mauvais côtés. Dans le roman intitulé Taasuk-i Tal’at ve Fitnat de Semsettin Sami, les ‘madama’ chrétiennes sont avantageusement décrites comme des femmes honnêtes (34). On peut sentir un respect envers les femmes chrétiennes et grecques dans tous les romans d’Ahmet Mithat (1844-1912) ; tous les héros y paraissent humains sans connotation ethnique. Plus particulièrement dans son roman intitulé Henüz Onyedi Yasinda (1881), la jeune fille grecque qui devient prostituée est en fait quelqu’un de très bon. Ahmet Bey la sauve et la marie à un jeune grec. Si elle était devenue une femme de mauvaise vie ç’aurait été à cause de raisons économiques. Les domestiques Kiriakou et Despina que l’on rencontre dans son roman Jön Türk (1910), sont des femmes qui ont gagné le respect de leurs employeurs (115)[8]. On peut voir la même approche chez Halit Ziya Usakligil (1866-1945). Par exemple dans Ask-i Memnu (1900) Katina et Emma qui s’occupent des enfants turcs sont des personnages positifs (34, 125, 305). La Güzel Eleni (1891) d’Ahmet Rasim (1864-1932) est une femme ‘de très bonnes moeurs’. Il y a beaucoup d’autres exemples de femmes grecques ‘normales’ mais dans les romans de cette période on ne peut pas voir de relations amoureuses entre les gens des deux ethnies[9].
La pensée et la littérature nationalistes
On peut considérer l’année 1912 comme un tournant dans le roman et la nouvelle turcs du point de vue du discours nationaliste[10]. À partir de cette période, pour ce qui est notre sujet, la sexualité, on peut distinguer les caractéristiques suivantes : 1) Comme dans l’ensemble de la littérature turque, la femme turque n’est jamais aimable avec un Grec - roum et ne tombe jamais amoureuse d’un Grec. 2) Désormais, dans un cadre national, la femme grecque - roum, est perçue comme ennemie[11]. 3) Du point de vue moral aussi la femme grecque descend d’un échelon. En général elle est une femme de mauvaise vie, domestique ou prostituée. (Nous ne lisons pas ‘parmi les prostituées il y a des Grecques’ mais : ‘les Grecques sont des prostituées’). 4) La femme grecque montre un intérêt sexuel démesuré pour les hommes turcs. Elle tombe amoureuse des Turcs et quittent ‘leur’ homme. 5) Bien que cela soit moins fréquent, on peut voir les Grecs présentés comme des homosexuels passifs. Si on analyse la totalité des oeuvres d’Ömer Seyfettin (1884-1920), de Halide Edip (1882-1964) et de Yakup Kadri (1889-1974) (une trentaine de romans et dix recueils de nouvelles), le paysage qui apparaît concernant la femme grecque est comme suit : mis à part les jugements de valeur qui peuvent être considérés comme objectifs, les auteurs mentionnent 36 femmes grecques et les présentent toutes comme des personnages négatifs. On ne peut trouver dans les écrits de ces auteurs aucune mention positive concernant ‘l’autre femme’. Elles sont des prostituées, attirantes du point de vue sexuel mais sans morale et toutes des ennemies des Turcs[12]. Cette tendance continue dans les années suivantes. Dans les romans de Peyami Safa (1899-1961), de Ahmet Hamdi Tanpinar (1901-1962) et de Tarik Bugra (1918 - ) la femme grecque est dans la même situation[13]. Chez aucun de ces auteurs, on ne peut rencontrer une Grecque ‘normale’, une mère, quelqu’un qui ait un métier normal, une famille grecque, un étudiant etc. La liste des auteurs qui présentent négativement la femme grecque est très longue. Ici nous ne prenons que quelques exemples[14]. Chez Tarik Bugra, mais aussi chez d’autres auteurs, on peut voir quelques cas particuliers où des femmes grecques positives apparaissent : ce genre de femmes tombent en général amoureuses des Turcs et à un moment du roman, elles changent de religion, de nom et de camp pour devenir des femmes de ‘chez nous’. Les côtés positifs de ces femmes grecques sont le choix qu’elles font de l’Islam et de la turcité. Noralia de Peyami Safa (‘Matmazel Noralya’nin Koltugu : 1949) est une femme de ce genre. Nous utiliserons le terme ‘naïvement positives’ pour distinguer d’un côté les femmes grecques positives parce qu’elles se sont éloignées de leurs caractéristiques ethniques et de l’autre des Grecs perçus comme vraiment positifs tout en restant ‘autres’. Dans la littérature grecque aussi il existe beaucoup de Turcs ‘naïvement positifs’. Par exemple on peut citer Moskof Selim de Viziinos. Il est positif tant qu’il dit du mal des Turcs. Dans le roman intitulé Osmancik (1983), de Tarik Bugra les femmes grecques positives Zoé, Holofira et Evdoksia sont celles qui tombent amoureuses des hommes turcs. L’une est tuée par de mauvais Grecs et les deux autres deviennent Saniye et Nilüfer en choisissant l’Islam. Ce motif très fréquent de la turquisation et de l’islamisation est visible chez les auteurs comme Orhan Kemal qui ont une approche de classe : à la fin du roman Gavurun Kizi (1959), Evdoksia demande à Kâmran : ‘M’acceptes-tu dans ta turcité et dans ton Islam’ puis elle change de ‘camp’ (91). En bref, chez des auteurs nationalistes la femme grecque est soit sans morale et si elle ne l’est pas, elle choisit de devenir turque[15]. Chez Yakup Kadri et Atilla Ilhan, la femme grecque est perçue comme la Grèce elle-même. En couchant avec ces femmes, c’est comme si on couchait avec la Grèce. Dans Hüküm Gecesi (1927), Despina raconte avec insolence comment les Grecs vont reprendre Istanbul ; Ahmet ‘l’attrape de ses bras nus’, la jette par terre et couche avec elle (97). Dans le Sirtlan Payi (1974), la prostituée, Kaliopi, et Ferid qui est un personnage positif se trouvent face à face comme deux nations. Ils couchent ensemble : le major Ferid ‘est entré dans la femme comme un yatagan ottoman, nu et dur, chose étonnante, il a un moment cru que cette femme qui était allongée sous lui était la Grèce’ (82). Ces auteurs peignent à toute occasion les hommes grecs en train de violer les femmes turques. Certaines scènes sont effrayantes. Dans Milli Savas Hikayeleri de Yakup Kadri, on viole sauvagement même les petites filles turques. On dirait que l’attaque des soldats grecs et la défense des soldats turcs n’existent que dans cete perspective[16]. Particulièrement dans les romans populaires, cette sauvagerie est traitée d’une façon frappante. Dans les oeuvres d’auteurs comme Ercüment Ekrem Talu (1886 - 1956), Turhan Tan (1896 - 1939), Abdullah Ziya Kozanoglu (1906 - 1966), chaque fait est relaté d'une façon exagérée. Les Grecs violent parce qu’ils ont tendance à violer ‘ethniquement’ (Kan ve Iman 1922, 47). Turhan Tan raconte que se marier avec une fille grecque et la mettre enceinte est pire ‘qu’engrosser un serpent’ (Gönülden gönüle 1931, 47). L’auteur islamiste Raif Cilasun (1940 - ), dans son roman Onlar Olmasaydi (1986), présente comme un tabou qu’un Grec touche une Turque : ‘Comment un infidèle (gavur) peut-il toucher une femme turque même si elle est une prostituée ?’ (256). Mais dans la même période il faut faire attention aux différences entre les écrivains hommes et les écrivains femmes turcs. Même si l’image du Grec ne change pas, Halide Edip, Samiha Ayverdi (1906 - 1993) mais surtout les écrivains populaires comme Muazzez Tahsin Berkand (1900 - 1984), Kerime Nadir Azrak (1917 - 1984), Mebüre Sami Koray (1910 - 1970) ont une approche différente concernant la femme grecque. Les écrivains femmes populaires ne se sont pas en général intéressées aux sujets ‘nationaux’. Ainsi le Grec est absent de leurs écrits. Les femmes occidentales lorsqu’elles apparaissent sont des femmes ‘normales’. Halide Edip, tout en dessinant une image du Grec très négative est dans une situation particulière concernant la femme grecque. Mis à par le fait qu’elle ne donne pas les détails des viols, nous pouvons lire dans Vurun Kahpeye (1926) que l’officier grec Damianos était amoureux d’Aliye, qu’il était prêt à trahir sa patrie pour elle mais que finalement il ne l’a pas touchée. Chez cet écrivain, nous ne pouvons pas voir les femmes grecques tomber amoureuse des Turcs. Chez les auteurs d’idéologie nationaliste, il faut remarquer deux caractéristiques. Premièrement le penchant sexuel des femmes grecques envers les Turcs et deuxièmement, relatif à cela, l’impuissance sexuelle ainsi que le caractère efféminé des hommes grecs. Dans les romans de tendance nationaliste les Grecques qui tombent amoureuses des Turcs sont tellement nombreuses qu’on n’y prête plus garde. Chez tous les auteurs cités, quand la femme grecque quitte ‘son homme’ pour un Turc, c’est la chose la plus naturelle. Cette tendance est très explicite dans les romans populaires : ‘être la femme d’un Turc ....est une jouissance’ dit la fille grecque dans le roman de Turhan Tan (Gönülden gönüle, 88). Elena précise en parlant d’un Turc qu’un “homme doit être comme cela” dans le roman de Feridun Fazil Tülbentçi (Osmanlilar 1949,; 17). Cette tendance est aussi visible chez les auteurs qui ont une sympathie et même un amour pour les Grecs. Par exemple, dans le roman de Yilmaz Karakoyunlu Güz Sancisi (1995) qui raconte les événements anti-grecs des 6/7 septembre 1955, toutes les femmes non-musulmanes tombent passionnément amoureuses des Turcs dès qu’elles les rencontrent[17]. Nous voyons le même thème dans le livre de Ertugrul Aladag, intitulé Sekene. Türklesmis Rumlar/Dönmeler (1997) qui préconise la fraternité entre les peuples de Grèce et de Turquie. Maria qui vient d’Athènes en Turquie en tant que touriste éprouve de la sympathie envers Ali au bout de dix minutes. Montée sur sa motocyclette, elle lui donne une bise sur la nuque (99). ‘Alors que’ se dit la jeune fille ‘elle n’était jamais aussi émue lorsqu’elle montait sur la moto de son copain à Athènes’. Les hommes grecs apparaissent en tant qu’homosexuels passifs ou incapables de satisfaire leur femmes. D’ailleurs on a l’impression que c’est précisément pour cela que les femmes grecques préfèrent les hommes turcs. Parfois les hommes grecs expriment clairement leur préférence sexuelle. Dans Hüküm Gecesi (de Yakup Kadri, à Beyoglu, ‘les jeunes Grecs, maquillés de rouge à lèvre et de fond de teint comme des prostituées de trottoirs, cherchent des clients’ (73). Dans Osmancik de Tarik Bugra, alors que les Turcs sont ‘des sources qui retiennent les femmes’, dans les racines des hommes grecs il y a un ‘désintérêt’ à l’égard de la sexualité (157). Dans Küçük Aga, Niko est ‘comme une fille’ à côté de Salih, il a une ‘beauté de fillette’ (10). Ce thème est fréquemment utilisé chez des auteurs populaires comme Ercüment Ekrem Talu : ‘les nuits, à Beyoglu, on voit des garçons infidèles qui cherchent des clients’ (Kan ve Iman, 37)[18]. Nous ne pouvons pas trouver ce thème chez des écrivains femmes. Ce qui est intéressant, c’est que dans les romans grecs, les Turcs sont présentés à l’inverse comme des homosexuels actifs et des maniaques sexuels. Par exemple dans Le Christ recrucifié de Kazantzakis (traduction : Pocket, 1990, S.A.), l’Aga des Janissaires est une personne de ce genre. Dans Numara 31328 de Venezis, deux jeunes garçons ont peur d’être violés par les Turcs (Millas : 1998, 81)[19].
Approche humaniste (et catégorielle)
Néanmoins l’ensemble du roman turc n’est pas comme décrit ci-dessus. Les auteurs qui ont une approche catégorielle (de classe) et humaniste, tant qu’ils s’éloignent de l’idéologie nationaliste, ont une perception différente de l’autre c’est-à-dire du Grec. Il existe de très nombreux auteurs de ce genre. Mais ici nous en parlerons brièvement pour deux raisons : premièrement, chez ces auteurs la femme grecque n’apparaît pas aussi fréquemment que chez les auteurs nationalistes, et deuxièmement, lorsqu’elle apparaît, elle n’a pas de caractéristiques frappantes. Ces auteurs humanistes apparaissent dans les années 1950 et leur nombre augmente rapidement jusqu’à nos jours. Concernant la ‘femme de l’autre’, ces auteurs rappellent les auteurs ottomanisants : la femme grecque est en général ‘normale’, c’est-à-dire qu’elle apparait avec ses bons et mauvais côtés comme les femmes turques. Dans la période républicaine, le plus représentatif de cette approche est certainement Resat Nuri Güntekin (1889-1956). Dans aucun de ses romans, on ne peut voir la moindre attaque envers ‘la femme de l’autre’. Si on se limite à la femme grecque, on peut donner l’exemple de Ates Gecesi (1942). Dans ce roman, les femmes grecques de la petite ville de Milas sont charmantes, honnêtes, intelligentes, belles, travailleuses, en bref positives. Dans ce roman on peut voir pour la première fois dans la littérature turque les deux faits suivants : a) Kemal Bey essaye de séduire la jeune fille grecque, mais étant donné qu’elle est sexuellement intègre elle le refuse, b) mais de plus, puisqu’elle est plus forte que l’homme turc ‘elle lui donne une claque retentissante avec le revers de sa main’ (177). Dans Harabelerin çiçegi (1953) on peut lire l’amour romantique de Süleyman Kemal et de Marianti. Dans Aksam Günesi, de 1926, Nazmi Bey qui est un sage adopte naturellement les enfants d’une femme grecque et les filles turques fréquentent les jeunes grecs (112, 140-151). Il existe beaucoup de ce genre de femmes grecques ‘normales’ et positives. Dans la nouvelle “Cirkince” de Sabahattin Ali (Sirça Kösk, 1947), les hommes et les femmes du village grec sont tous positifs. Dans Baba Evi (1949) de Orhan Kemal (1914 - 1970), Eleni est une femme modèle surtout par ses idées politiques progressistes. Dans Avare Yillar (1950) on nous rappelle que ‘la jeune fille grecque Eleni’ était une fille honnête, belle et aimée (124). Dans ce domaine, Sait Faik Abasiyanik (1909 - 1954) occupe une position particulière. Il a envers la femme grecque une approche pleine d’amour et de chaleur : chez lui ‘l’autre femme’ est courageuse et franche et elle affiche ses désirs sexuels clairement et avec fermeté. C’est comme si cette femme réalisait ce que lui n’arrivait pas à affirmer. C’est ainsi que dans ses écrits, même les prostituées apparaissent charmantes, ou mieux encore, elles sont les symboles de la liberté. Mais le plus important est qu’à chaque fois que Sait Faik parle d’une prostituée grecque, il installe à ses côtés une prostituée turque. Ce procédé systématique dévoile une volonté délibérée de l’auteur. Cela dit, dans tous les écrits de Sait Faik, à côté de cinq ou six prostituées grecques existent une vingtaine de femmes grecques ‘normales’, mères de familles et positives[20]. On pourrait multiplier les exemples des textes ‘humanistes’ sans rien ajouter d’autre. De multiples auteurs turcs ont perçu la femme grecque en tant que femme dépouillée des stéréotypes nationaux. On peut citer quelques-uns de ces auteurs : Haldun Taner, Necati Cumali, Salim Sengil, Nezihe Meriç, Ayla Kutlu, Nedim Gürsel, Turgut Özakman, Alev Alatli, Mehmet Eroglu, Demir Özlü, Sevgi Soysal, Feride Ciçekoglu et beaucoup d’autres. Ces auteurs ont parlé de la femme grecque avec sympathie. Dans les romans tels que Topal Kosma (1956) de N. Meriç, Korkma Insancik Korkma (1993) de T. Özakman, Yaseminler Tüter mi Hala (1984) de A. Alatli, et Issizligin Ortasinda (1978) de M. Eroglu, la femme grecque apparaît en tant que femme d’abord et grecque ensuite mais toujours avec un sentiment de ‘proximité’. La place de Sevgi Soysal/Sabuncu (1936 - 1976) dans la littérature turque est particulière. Outre sa sensibilité à l’égard des Grecs, elle est le premier écrivain turc à faire s’embrasser une Turque et un jeune Grec pro-grec. Dans son roman Yürümek (1970) le jeune Grec Aleko et Ela s’aiment et cela gêne la famille de la jeune fille. Par la suite Ela quitte son mari turc parce qu’il est insensible à la politique étatique de pression appliquée sur les Grecs de Gökçeada (Imbros). Nous allons revenir à ce type de relation spéciale homme - femme, gréco - turc[21].
Le roman des ‘minoritaires’ en Turquie
Bien que limité existe en Turquie un roman dont l’identité minoritaire est visible[22]. Par exemple dans le roman Seyreyle Dünyayi (1872) de Evangelinos Misailidis (mort en 1980), qui par ailleurs est considéré par certains comme le ‘premier romancier turc’, se détache une identité karamanide (turcophone et orthodoxe, S.A.).Dans ce roman qui est écrit avec un alphabet particulier (grec, S.A). et qui s’adresse à un lectorat turcophone, il existe une particularité claire concernant les relations hommes-femmes[23] : dans le roman de Miseilidis les femmes musulmanes / ottomanes tombent amoureuses des orthodoxes / chrétiens : une dame ‘a un penchant pour un infidèle’ (500) par exemple. Les membres des minorités non-musulmanes n’ont pas publié de romans en turc entre 1923 et 1966. Après ce long silence, dans le roman intitulé Yalnizlar (1966) de Zaven Biberyan (1921 - 1985), on traite du même thème : un jeune Arménien a une relation avec une fille turque et à cause de cela il est battu à mort par des Jeunes-Turcs. Dans le livre Bir Sehre Gidememek (1990) de Mairo Levi (1955 - ), on voit cette fois un amour entre un Turc et une Juive qui se transforme en drame (67). Cet amour n’est pas accepté par la société. De même, dans le recueil de nouvelles Madam Florides Dönmeyebilir (1990), les femmes grecques sont charmantes et positives. Et finalement on peut lire dans la nouvelle ‘Hiçligin Baladi’ de Kriton Dinçmen (1924 -) (Symphonia Kakaphonica (1992) un amour qui se solde par un échec de Mehpeyker envers un prêtre. Autrement dit le thème de l’amour entre une Turque et un Chrétien (ou un Grec) que l’on ne voit jamais dans des centaines de romans et de nouvelles turcs apparaît dans quatre livres de la littérature ‘minoritaire’ qui ne dépasse pas six ou sept oeuvres[24]. Dans toutes ces relations, le résultat est une catastrophe. Ici il faut attirer l’attention sur la différence avec les relations sexuelles entre deux ethnies dans la littérature grecque : alors que dans la littérature grecque les femmes turques qui aiment les Grecs ne causent pas de drames, les mêmes relations se soldent par des catastrophes dans la littérature minoritaire.
Quelques conclusions : les relations gréco-turques
Lorsqu’on analyse les romans des deux ethnies, les nations grecque et turque, et que l’on regarde ce que l’on dit sur ‘l’autre côté’, on peut distinguer les identités, les perceptions nationales, les interprétations historiques, le regard sur les relations bilatérales, et certaines particularités nationales. Dans cet article, nous nous sommes seulement arrêtés sur le sujet de la ‘femme’ et de la ‘sexualité’. Néanmoins nous pouvons dire que nous avons abouti à quelques conclusions : 1 - La première différence entre les romans et nouvelles des deux nations est d’abord celle de la période historique. Étant donné que le roman grec a commencé à être écrit après que la nation grecque, l’État grec et un consensus national minimum ont été établis (ou pour d’autres raisons), nous ne pouvons pas voir d’approches différentes frappantes à l’égard du Turc et de la femme turque qui sont dans la position de ‘l’autre’. À l'inverse de l’homme turc, la femme turque, bien qu’elle soit dans la position de ‘l’autre’ apparaît comme une femme du peuple, qui ne présente pas de ‘danger’ ou de ‘menace’, discrète, qui peut tomber amoureuse d’un Grec et en général une femme ‘normale’, parfois ‘naïvement positive’ et ici ou là comme une femme qui porte ‘les caractéristiques orientales de sa nation’. Il existe en revanche dans le roman turc une ‘polyphonie’ concernant la femme grecque. Cette polyphonie est due à l’absence d’un consensus sur le sujet de ‘l’autre’ dans la nation et non pas à une tolérance au sens contemporain du terme à l’égard de cette polyphonie. Il existe des auteurs ottomanisants qui rêvent d’un Empire, des nationalistes qui ne veulent qu’une seule ethnie dans les frontières de l’État et qui voient en ‘l’autre’ un ennemi et finalement des auteurs plus modernes qui voient l’autre comme une autre nation mais qui adoptent une approche catégorielle et humaine. Ces différentes mentalités ont divisé la littérature turque avec des cloisonnements étanches : à certaines périodes, l’un des groupes est même allé jusqu’à ignorer les autres. Il est arrivé que selon l’époque, l’héritage ottoman, la tradition religieuse ou alors la littérature marxiste ont été muselés ou bien considérés comme inexistants au point d’être retirés des livres scolaires. Ils n’ont pas été ‘soutenus’ par l’État et même parfois ont fait l’objet de poursuite judiciaires. Une telle division n’existe pas dans la littérature grecque mis à part la courte période de la guerre civile (1945 - 1955)[25]. 2 - Bien qu’en petit nombre, il existe dans la littérature turque des romans écrits par des gens considérés comme membres des minorités. L’équivalent n’existe pas en Grèce. Nous avons vu que la situation de ces romans concernant la femme est à part dans la littérature turque. Ces groupes ethniques ont une perception spéciale des femmes et des relations hommes-femmes et ils ont développé un discours différent de la majorité turco-musulmane : 1 - un Grec (ou un Arménien) peut avoir une relation sexuelle avec une Turque. 2 - mais ce qui découle de cette relation est très mauvais et problématique. 3 - Il y a une distinction importante sur le sujet de l’homosexualité aussi. Les écrivains nationalistes turcs (les hommes) décrivent les Grecs en tant qu'homosexuels passifs pour les montrer négatifs, alors que les auteurs grecs préfèrent décrire les hommes turcs comme des homosexuels actifs. Trouver les raisons de cet état de fait dépasse le cadre de cet article. La raison peut être que le côté turc donne plus d’importance aux ‘valeurs viriles’ ou bien que l'homosexualité passive, c’est-à-dire être comme une femme est considéré comme quelque chose de très mal en Turquie. Pourquoi l’écrivain grec montre-t-il les Turcs comme des homosexuels actifs ?. Peut-être parce que en les désignant ainsi on accepte qu’il y ait autant d’homosexuels passifs ? Ou alors pour transférer sur ‘l’autre’ le type de relation que les occidentaux appelle Greek way ? 4 - Une autre différence du roman turc est que les auteurs (hommes / nationalistes) turcs présentent une femme grecque admirative devant les Turcs qui tombe amoureuse des Turcs passionnément. Ce thème est omniprésent avec des contenus et des discours différents et même chez des auteurs ‘humanistes’, ‘gauchisants’ et ‘modernes’. Dans la littérature grecque, les femmes turques ont des relations avec les Grecs mais dans la littérature turque ces relations sont vues sous l’angle de la question nationale. La femme grecque quitte son homme grec pour des raisons sexuelles et ethniques et choisit l’homme turc. Son choix ne se fait pas parmi les hommes mais parmi les hommes qui présentent des caractéristiques ethniques. C’est dans ce cadre que les romans turcs sont ‘politiques’. 5 - À côté de ces différences, on peut noter les ressemblances entre les littératures turque et grecque concernant la femme. Les deux côtés ne permettent pas à ‘leurs’ femmes d’avoir des relations avec les hommes de ‘l’autre’ côté. Dans les centaines de relations hommes-femmes présentes dans la totalité de ces livres, hormis les cas de viols et d’agressions sexuelles, on ne peut pas voir de relations ‘normales’[26]. Cet interdit ou ce tabou est respecté scrupuleusement par les auteurs. Il n’existe pas d’auteurs grecs qui aient trahi cette règle après la fondation de l’État - nation grec. Dans le roman turc les exceptions appartiennent aux auteurs minoritaires qui ont une identité ethnique à part et à Sevgi Soysal qui est allemande du côté de sa mère. 6 - Ce qui se dégage de l’ensemble est que ‘l’autre femme’ a) apparaît en général d’une façon négative ; b) ‘nous’ aime plus, tombe amoureuse de ‘nous’ et ‘nous’ préfère ; c) change de religion et décide de devenir ‘des nôtres’ (chez les auteurs qui ont une sensibilité nationaliste). On peut faire une interprétation : la femme ne prend pas place directement dans l’affrontement politique et militaire entre la Grèce et la Turquie. Elle est comme une spectatrice et un ‘butin’. Et même parfois elle semble être l’objectif de l’affrontement : la capturer confirme la défaite de l’adversaire. Quel côté va la garder à l’issue de la dispute constitue une interrogation essentielle. Dans un domaine où le discours masculin est dominant, elle devient parfois l’arbitre. C’est comme si la femme décidait lequel des deux côtés était supérieur, juste, et donc ayant droit de gouverner sur un territoire. Le fait qu’elle ‘nous’ choisisse - et elle exprime ce choix dans le cadre de la sexualité - montre que ‘notre’ comportement ou action est juste. Le choix de la femme grecque en faveur d’un Turc (ou l’inverse), porte le message de l’approbation et de légitimation de ‘nous’ (les hommes aussi, lorsqu’ils apparaissent ‘naïvement positifs’ ont la même fonction). Autrement dit le fait que ‘l’autre’ femme ‘nous’ aime n’est pas seulement une source de satisfaction personnelle, d’honneur et de flatterie mais en plus une source de légitimation en tant que nation. Par exemple, voir l’homme turc face à la femme grecque souvent grave, digne, juste, équilibrée en est le signe. Dans l’ensemble des romans turcs et grecs il doit être difficile de trouver quelqu’un de ‘chez nous’ maltraiter la femme de ‘l’autre côté’. S’il s’en trouve un, à côté de lui apparaîtra toujours quelqu’un de bon qui sera vraiment de ‘chez nous’ pour rétablir l’équilibre. C’est-à-dire que le motif de la femme, en dehors de sa perception de sexualité habituelle, est le symbole de la légitimation dans la compétition politique[27]. Et le plus important est que cette symbolisation est toujours inconsciente. 7 - Nous ne pouvons pas expliquer seulement par des raisons politiques le fait que l’homme est toujours de ‘chez nous’ et la femme d’en face. Même chez les auteurs qui donnent très peu d’importance à la politique et au paradigme de la nation, voir le même schéma se reproduire concernant les relations hommes-femmes entre les deux ethnies donne à penser. Cette ressemblance frappante est importante concernant les relations gréco-turques. On ne peut expliquer ces perceptions et ces mythes concernant les relations sexuelles par l’ignorance, par la propagande ni par la provocation nationaliste non plus . Dans l’ensemble d’une société (nationale), au-delà des différences idéologiques, religieuses, philosophiques et catégorielles, ne pas ‘donner’ notre femme à l’autre a une signification plus large : c’est comme s’il y avait une dimension identitaire. Cette ressemblance réciproque prouve que deux nations / communautés différentes existent dans la croyance populaire. ‘Nous’ et ‘l’autre’ trouvent leur pleine signification dans le sujet de la femme. Les relations sont indexées à la femme. L’identité religieuse ou nationale aussi se constitue autour de l’axe de la femme. Lorsqu’on regarde le fait sexuel sous cet angle on peut voir s’ajouter à la dimension de souveraineté une dimension d’identité. L’identité de ‘nous’ et de la communauté qui trouve ses racines dans les temps lointains où les tabous étaient dominants a ses frontières infranchissables chez la femme de ‘l’autre’. Dans ce cas, le roman et la littérature dans une large mesure nous font atteindre les aspects les plus profonds et les plus complexes des relations gréco-turques dans la mesure où on accepte que la littérature reflète la réalité du monde extérieur : ce sont les problèmes identitaires distincts des notions de souveraineté, de légitimité de sécurité nationale et des inquiétudes qui en découlent. Si c’est du bon sens qu’il faut pour résoudre les problèmes politiques ou autres, il est aussi difficile de le trouver que de dépasser ces tabous. Lorsque nous serons à un point où nous donnerons les femmes de ‘chez nous’ à ‘l’autre’ sans que cela pose de problèmes, (il faut bien entendu dépasser aussi la société patriarcale), nous pourrons penser que nous sommes capable de nous pencher d’une façon équilibrée sur des problèmes tels que la politique.
[1] Cet article a été rédigé à partir d’un travail de thèse intitulé L’image du Grec dans la littérature turque, les problèmes de nationalisme et d’identité analysés avec une méthode comparatiste, soutenu en 1998 à l’Institut des Sciences politiques de l’Université d’Ankara. La thèse va être publiée en turc dans le courant de 1999. [2] Pour une analyse détaillée sur ce sujet voir H. Millas, Ayvalik ve Venezis, Yunan Edebiyatinda Türk Imaji, Istanbul, Iletisim, 1998. Par ailleurs voir Millas 1998b. [3] Selon Jacovides-Andrieu les Turcs ‘civils’ sont totalement absents du roman de 19e siècle. Ceci n’est pas juste, dans chaque roman grec un ou deux Turcs considérés comme ‘normaux’ et faisant partie du peuple sont présents. [4] On donne entre parenthèses les numéros de page. Les références complètes sont dans la bibliographie. [5] L’utilisation de mots tels que national, nationaliste, ethnique amène une confusion difficile à résoudre quant au concept de ‘nation’. Lorsque nous disons ‘nationaliste’ ici nous indiquons la pensée née suite à l’acceptation du concept de la ‘nation’ en tant qu’une idéologie sociale. Le fait que cette idéologie soit pacifiste ou agressive, selon les images conjoncturelles du nationalisme, ne change pas l’essence de la pensée ‘nationaliste’. Le ‘nationalisme’ est un paradigme et en tant que tel il en a remplacé d’autres tels que les paradigmes religieux, intégriste, impérialiste, local, etc. Un terme comme ‘national’ créé après que le concept de ‘nationalisme’ fut tombé en disgrâce, est un euphémisme et il est utilisé pour éviter l’aspect péjoratif du terme ‘nationalisme’. Le ‘nationalisme’ peut être compris soit comme le fait d’avoir une conscience nationale soit comme identification à la nation. Dans ce cas la distinction entre nationaliste et national devient inutile et sans signification. [6] Si on élargit l’analyse de ce sujet, on rencontrera certainement un type de relation gréco-turque et hommes - femmes surprenant. Néanmoins, comme nous allons le voir plus loin il existe des exceptions qui confirment cette règle très répandue. Un autre point auquel il faut prêter attention est le fait de ne pas confondre l’amour, qui est réciproque, avec la brutalité d’un enlèvement, d’un viol, d’une séquestration, etc. Dans ce cadre, lorsqu’il est question de discours national, celui qui viole, qui brutalise est toujours turc dans la littérature grecque, et est toujours grec dans la littérature turque. [7] Il faut clarifier les concepts de littérature grecque et turque. Puisque la ‘conscience nationale’ et la ‘nationalité’ sont des croyances populaires qui sont apparues aux périodes récentes et qu’elles ne concernent ni la race, ni les gènes ni la langue ou la ‘culture’, parler d’une littérature nationale qui remonte à des millénaires n’a aucun sens. Dans le paradigme national il n’y a aucun problème sur le sujet : à côté d’une nation imaginaire, il peut facilement exister une littérature nationale imaginaire. Par contre si on vise la cohérence il faut sans doute parler d’une littérature en langue turque et en langue grecque. [8] Pour une comparaison entre Ahmet Mithat et le Pêcheur d’Halicarnasse (Cevat Sakir Kabaagaç, S.A) qui écrivait dans une pensée nationaliste, voir : Herkül Millas ‘Avrupa Birligi, Ahmet Mithat ve Halikarnas Balikçisi’ in Toplumsal Tarih, Istanbul, Mai 1996. Dans les romans du pêcheur d’Halicarnasse la femme grecque et plus généralement la femme occidentale est négative. [9] Dans le roman intitulé Seyreyle Dünyayi (1872) de l’auteur karamanide (Chrétien-Orthodoxe, turcophone) Evangelinos Misailidis (? - 1890) qui a écrit à cette période, on traite des relations amoureuses entre des gens de différentes ethnies. Nous allons y revenir plus loin. [10] Parmi les auteurs intermédiaires on peut compter Hüseyin Rahmi Gürpinar (1864-1944) et Ömer Seyfettin (1884-1920). Par exemple, alors que dans le roman intitulé Sevda Pesinde (1912) de H. Rahmi, les filles grecques de Heybeli Ada sont charmantes et honnêtes (73), en 1920, dans sa nouvelle intitulée ‘Ada Vapurunda’ qui se trouve dans le livre Kadinlar Vaazi, la dame grecque est irrespectueuse et capricieuse. Ömer Seyfettin aussi écrit dans Efruz Bey (203) que ‘les Grecs se sont enrichis en gérant des maisons closes’. Voir aussi H. Millas ‘Türk edebiyatinda Rum Imaji : Ömer Seyfettin’ in Kebikeç dergisi, Ankara, N° 3, 1996. [11] Dans la littérature turque, la distinction entre grecque et roum est quasiment absente. A peu près chez tous les auteurs, l’image du Grec et du Roum sont identiques. Dorénavant nous n’allons utiliser que le terme ‘grec’. [12] Voir H. Millas, ‘The Image of Greeks in Turkish Literature : Fiction and Memoirs’ in Oil on Fire ? - Textbooks, Ethnic Streotypes and Violance in South-Eastern Europe, Hahnsche Buchhandlung, Hannover, 1996. Concernant l’image du Grec, il existe des distinctions importantes et intéressantes entre les romans et nouvelles d’une part et les mémoires d’autre part de ces auteurs. Par exemple alors que dans ses mémoires Halide Edip parle d’Eleni qui était comme une mère pour elle, dans ses romans on peut voir des prostituées nommées Eleni. Nous n’allons pas traiter ce sujet ici. [13] Par manque de place, nous n’étudierons pas ici dans quel cadre et avec quel discours la mauvaise femme grecque est mentionnée dans la littérature. En revanche il y a des auteurs qui donnent des raisons ethniques au fait que les femmes grecques soient des prostituées et parlent de cette ‘continuité nationale’ pour l’ensemble de la nation grecque. Par exemple Tarik Bugra parle ‘d’une race qui a donné naissance à de grandes putes’ et de ‘la Grèce qui a donné naissance à des putes traîtresses à toutes les périodes de l’histoire’ (Ibis’in Rüyasi : 230, Siyah Kehribar : 151). Cette interprétation raciale est plus fréquente dans la littérature populaire. [14] Chez ces auteurs ‘nationalistes’ l’homme grec est négatif aussi. Ce discours réactionnaire et négatif n’est pas seulement présent dans la littérature. Il est très fréquent chez les Grecs et les Turcs lorsqu’il est question de ‘l’autre’. Particulièrement il s’agit d’un discours très présent chez des personnes qui accordent une importance à la notion de nation et qui ont des préoccupations nationales. Les poètes, les cinéastes, les historiens, les politiciens, les journalistes etc. utilisent ce discours souvent inconsciemment (et parfois consciemment). Mais ces domaines sont hors de notre propos. Pour les préjugés dans les livres scolaires et l’historiographie voir H. Millas : 1998c et 1994. [15] La déconstruction d’une phrase de Güzin Dino montre cette pensée d’une autre manière : ‘Dans les romans de la première période les femmes inconvenantes pour les conditions de cette période sont soit choisies parmi les minorités non-musulmanes.... soit, si on a choisi une musulmane vivant librement..., elle ne peut être que prostituée’ (99). C’est-à-dire si la femme inconvenante est une non-musulmane il s’agit d’une femme ‘normale’, si elle est turque elle ne peut être que prostituée. En réalité ce que l’on voit dans les romans de la première période est assez simple : les femmes inconvenantes étaient choisies aussi bien chez des musulmanes que des chrétiennes. [16] Ce discours n’est pas limité au roman et à la littérature. [17] Pour un article de présentation détaillé voir : H. Millas “Tarihle ilgili bir Romanin Elestirisi” in Toplumsal Tarih, Istanbul, avril 1994. [18] Les auteurs turcs qui écrivent sous l’angle de l’idéologie nationaliste, plus particulièrement après 1912, montrent Beyoglu (ancien Péra, quartier levantin et intellectuel d’abord, de débauche par la suite et de nouveau estudiantin aujourd’hui S.A.) négatif surtout du point de vue sexuel. Peyami Safa a fait de ce thème le titre d’un livre : Fatih Harbiye. Les auteurs qui montrent Beyoglu sous un angle favorable sont en général loin de l’idéologie nationaliste (par exemple Resat Nuri Güntekin, Sait Faik, Orhan Kemal, Demir Özlü et beaucoup d’autres). [19] En Grèce, pour parler des relations homosexuelles entre hommes on dit ‘Othomaniko Dikeo’ c’est-à-dire, ‘droit ottoman, façon ottomane’ pour montrer que ce genre de relation a un lien avec les Turcs. Le monde occidental utilise pour le même type de relation l’expression ‘Greek way’. [20] Sait Faik et les Grecs est un vaste sujet, un article consacré uniquement à ce thème est prévu. [21] Parmi les romans et les nouvelles analysés, ce roman est unique où une femme turque a une relation sexuelle (certes limitée) avec un Grec de son propre gré. Il peut y en avoir d’autres dans des oeuvres non analysées. Par exemple dans le domaine des pièces théâtrales on peut en voir un deuxième. Dans le poème/pièce intitulé Damdakiler (1989) d’Ali Neyzi, dans un village anatolien une jeune fille turque fait l’amour avec un Grec et a même un enfant de lui. [22]Nous n’avons pas pu trouver le même type de roman ou de nouvelle dans la littérature grecque. [23] Sur ce sujet voir : Millas : 1996b et 1998b. [24] C’est ainsi que l’on peut apporter une nouvelle interprétation à la relation Turque / Grec décrite par Sevgi Soysal : Sevgi Soysal est allemande du côté de sa mère et cette identité apparaît clairement dans son oeuvre Tanta Rosa. [25] En Turquie jusqu’il y a une dizaine d’années les livres ‘islamistes’, ‘nationalistes’ et ‘gauchisants’ étaient vendus dans des libraires différentes. Même aujourd’hui, voir Nazim Hikmet et Peyami Safa ou pis encore Hekimoglu Ismail dans le même libraire constitue une surprise. On ne peut pas voir une division nette dans la littérature grecque. On peut dire que la littérature turque est plus politique que la littérature grecque. Ainsi ‘l’autre’ aussi est plus politisé dans la littérature turque. [26] Dans tous ces livres, l’œuvre de E. Aladag, Sekene, Türklesmis Rumlar / Dönmeler, a une place particulière : le roman présente les événements comme l’enlèvement de fille, les viols etc. comme preuves ‘d’amour’ (13, 22 et passim). [27] Dans un autre article nous avons montré qu’en dehors de la femme, d’autres motifs aussi supportent le projet politique. (voir : Millas 1998b). |